LES VILLES FACE AUX GRANDES PLATEFORMES : AVONS-NOUS ENCORE LA MAIN ?
Des crèches à l’enseignement supérieur privé, des dark stores à l’hébergement touristique en passant par les mobilités, l’économie des grandes plateformes numériques transforme en profondeur le paysage, l’économie et les usages de la ville.
Des opérateurs privés et supra-nationaux de dimension mondiale et parfois basés hors de France redessinent une nouvelle répartition des rôles entre public et privé, en dehors des processus de concertation habituels et en imposant leur logique et les nouvelles lois de l’économie de la réputation. Dans leur fonctionnement interne, les collectivités sont de plus en plus dépendantes d’offres logicielles qui limitent leur souveraineté numérique et impactent la conception et la mise en œuvre des politiques publiques et modifient la relation aux usagers des villes.
Quel est l’agenda et quelles sont les stratégies de ces plateformes ? Comment appréhendent-elles le fait local et la place des collectivités ? Faut-il les encourager, les accueillir, les réguler, les entraver ? Dans ce cas, quels sont les outils disponibles ou à consolider ou à inventer pour les territoires urbains ? Au cœur de toutes ces questions, les données (data) doivent-elles être mises librement à disposition, vendues, protégées… ?
Ces questions ont été l’objet des échanges tenus lors d’un atelier des Journées Nationales de France urbaine, à Lyon le 10 octobre dernier.
Jacques Priol, président de l’Observatoire Data Publica, repartant du projet avorté d’un “quartier Google” à Toronto en 2019, a rappelé en ouverture qu’au cœur de ces problématiques se trouve la question des données : l’agrégation des données individuelles, produites de façon exponentielle, ne produit pas de l’intérêt général ; tout projet ou partenariat public-privé qui ne détermine pas au préalable les règles du jeu sur la donnée (propriété, hébergement, monétisation…) s’expose donc à des contestations légitimes des habitants ou de la justice.
Ainsi, les données produites par Waze, impactant directement les conditions de circulation d’un territoire, permettent objectivement d’optimiser la gestion du service public tout en dessaisissant les collectivités d’une partie de leurs compétences : pour quelle transparence ? Quelle souveraineté ? Quelle contractualisation avec la collectivité, qui produit elle aussi ses propres données ? L’Intelligence Artificielle (IA), dont les moyens colossaux de calcul permettront d’amplifier l’usage des données, peut accroître l’impression de déstabilisation et de trouble dans la définition des frontières entre intérêt public et intérêt privé.
Antoine Courmont, maître de conférences en aménagement et urbanisme à l’Université Gustave Eiffel, a souligné que les acteurs privés ont toujours participé à la fabrique de la ville. Ce qui distingue notre époque, c’est l’évolution du rapport de force entre décideurs publics et acteurs privés. “Nous entrons dans un moment de forte ambivalence” dit-il, comme l’illustre la relation entre Airbnb et les collectivités. Waze constitue un autre exemple : les données de cette plateforme peuvent être un atout dans les dispositifs de régulation de trafic mais la collectivité peut difficilement les capter et les utiliser sans recours aux marchés publics. En outre, la plateforme ne dispose pas d’interlocuteurs dans chaque ville. Cette absence d’ancrage territorial est une caractéristique de la plupart des grandes plateformes.
Autre exemple de cette déterritorialisation : Google Maps est devenu un acteur central de la représentation des territoires. Un acteur privé “refait la carte” et joue maintenant un rôle majeur dans l’offre commerciale, dans la relation aux consommateurs et dans l’économie de la réputation. Tout est noté aujourd’hui y compris les équipements publics : comment y répondre ? Comment réguler ?
Alban Maurel, directeur des partenariats stratégiques chez Google et Waze, a présenté le regard de son entreprise : fonctionnant par communautés et sur un principe collaboratif, l’application Waze, forte de 20 millions d’utilisateurs en France, participe à fluidifier le trafic et à améliorer la sécurité routière. Basée sur un écosystème d’échange d’informations en temps réel, elle propose gratuitement aux collectivités (villes, communes, départements…) un accès privilégié à une plateforme d’informations routières. Ce programme permet aux territoires de disposer d’une vision globale du trafic, d’une communication optimisée avec les citoyens et d’une sécurité renforcée (par exemple : le signalement de la position des véhicules de secours en intervention pour une meilleure sécurité des intervenants et des conducteurs).
Michel Bisson, président de la Communauté d’agglomération Grand Paris Sud, a réagi en reprenant la notion d’ambivalence pour qualifier ces relations entre villes et plateformes. Evoquant l’action menée à l’échelle de Grand Paris Sud sur les datas center et dans la relation avec Waze (dont on rappellera qu’elle se finance avec la publicité) plus localement, il a souligné les flottements dans la notion de souveraineté numérique et la nécessité mieux connaître les critères de hiérarchisation des voiries et d’activation des itinéraires de délestage. Cela nécessite de travailler avec les communautés de producteurs de cartes afin de mieux connaître la classification établie par Waze, de l’autoroute au chemin rural. Dit autrement : quelle orientation “citoyenne” à ces données de circulation et de sécurité qui relèvent de l’intérêt public ?
Michel Bisson a évoqué également l’empreinte écologique des data centers (leur implantation rend caduc les engagements du territoire en matière de consommation énergétique), ainsi que les investissements colossaux que représentent ces implantations, qui peuvent déstabiliser les valeurs foncières dans les zones d’activités. Chaque territoire doit se doter d’une doctrine en la matière, déterminant des plafonds acceptables en termes de consommation d’énergie, d’eau ou de foncier.
Cet impact territorial des plateformes se pose aussi au sein des collectivités. Fort de ce constat, Bertrand Maes, adjoint au numérique à la Ville de Lyon, a présenté le choix opéré par la Ville, la Métropole et un syndicat intercommunal de sortir des outils logiciels développés par Microsoft. Raisons avancées pour ce virage : des outils préfabriqués et achetés “sur étagère” sans prise pour l’achat public, des interrogations sur la localisation de l’hébergement des données, un débat sur la domiciliation de la fiscalité locale et nationale de Microsoft, l’obsolescence matérielle et logicielle, l’aléa tarifaire et des clients captifs. Cette transformation suppose une vraie complicité administration / élus, pour certains pionniers historiques du libre.
Constance Nebbula, vice-présidente de l’agglomération d’Angers et Présidente d’Open data France, propose une approche distincte. Assumant et positivant la notion d’ambivalence, elle évoque les relations du territoire angevin avec BlablaCar : les données fournies par cet acteur à la Ville et à la Métropole aident à une fabrique de la ville qui soit la plus pertinente et la plus adaptée aux usages.
Dès lors, Constance Nebbula plaide pour la définition d’une doctrine en matière d’usage des données et de l’IA. Un document à la fois politique et stratégique doit cadrer les intentions de la collectivité, vis-à-vis des acteurs. Ce document doit être construit de manière transversale et également en lien avec des instances citoyennes. Il s’agit d’une stratégie métropolitaine de la donnée. Elle garantit que la donnée doit être sobre, sécurisée et fiable.