DÉFICIT DE LA CNRACL : LA MENACE SE CONFIRME POUR LES FINANCES PUBLIQUES LOCALES
Dans un récent article, France urbaine revenait sur la dégradation très rapide de la situation financière de la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL) et proposait une lecture croisée de deux rapports, publiés à quelques jours d’intervalle. Comme nous le relevions, leurs conclusions, toutes aussi alarmantes, dessinaient la perspective d’une mise à contribution des employeurs territoriaux dont les conséquences sur les finances locales seraient considérables.
La lecture du Projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2025, dans lequel le Gouvernement dévoile ses intentions, concrétise désormais de façon inacceptable cette perspective. C’est un relèvement sans précédent et sans concertation du taux de cotisation qui est envisagé : 12 points sur trois années consécutives, soit 4,5 Mds€ pour les seules collectivités…
Une dégradation très rapide et multifactorielle
Les chiffres ne sont pas une révélation mais leur mise en perspective par les auteurs du rapport des inspections générales des finances, de l’administration et des affaires sociales remis au Gouvernement en mai dernier et rendu public le 27 septembre offre un aperçu vertigineux de la situation de la CNRACL : les charges de la caisse augmentent sept fois plus vite que ses ressources ; le déficit annuel de la caisse devrait passer, à droits constants, de 3,5 Mds€ fin 2023 à 11,1 Mds€ en 2030 et ce alors que la caisse dégageait encore un excédent de 15 M€ en 2017 ; la trésorerie de la caisse affiche des déficits très importants, appelant des solutions de financement qui engendrent d’importants frais financiers, alourdissant son déficit.
Les causes de cette situation sont multiples et sont aggravées par certaines particularités de la caisse. Ainsi, c’est avant tout un déséquilibre démographique particulièrement marqué qui contribue à cette dégradation : le rapport actifs cotisants / pensionnés est passé de 4 dans les années 1980 à seulement 1,46 aujourd’hui, soit un niveau inférieur au ratio tous régimes (1,71).
Ce déséquilibre est aggravé par un phénomène d’ “attrition de la base cotisante” résultant du recrutement croissant de contractuels qui ne cotisent pas à la CNRACL mais au régime général (CNAV) et à l’IRCANTEC. Cependant, les rapporteurs tiennent à souligner que ce phénomène particulier n’expliquerait qu’un huitième de la dégradation du ratio démographique.
Les inspections générales pointent également des « caractéristiques propres » de la CNRACL : “l’espérance de vie à la retraite supérieure à la moyenne ” d’une population affiliée qui bénéficie “de départs anticipés dans une proportion importante”.
Elles soulignent également une particularité de la CNRACL quant à ses sources de financement : à la différence des autres régimes, les ressources de la caisse proviennent presque exclusivement – à 97 % – des cotisations. Cette singularité obère, selon les rapporteurs, la soutenabilité financière des avantages dits « non contributifs » offerts par la caisse (majorations de pension, validations entières des périodes cotisées à demi-traitement en cas de congés maladie, etc.). En effet, dans le cas des autres régimes, ces avantages font l’objet d’autres sources de financement, notamment par « des taxes et impôts affectés, ainsi que par des transferts externes d’autres organismes de sécurité sociale » qui représentent un tiers du financement.
Une caisse longtemps (et encore) contributrice à la solidarité vers les autres régimes
La caisse est aussi – et surtout – fortement tributaire des règles de calcul d’un mécanisme au titre duquel elle a largement été ponctionnée pour financer des régimes déficitaires : la compensation démographique.
Ainsi, depuis son institution en 1974, les rapporteurs estiment à 100 Mds€ les sommes déplacées depuis la CNRACL vers les autres régimes.
Ce mécanisme présente un biais non négligeable : il exclut de son calcul les retraités avant 65 ans et ne tient pas compte des durées d’affiliation.
C’est ainsi que la CNRACL, déficitaire mais présentant jusqu’à présent des ratios moins dégradés du fait de ces règles de calcul, demeure encore contributrice à la compensation démographique et ne devrait cesser de l’être qu’à partir de 2027.
La prescription d’une potion amère
La Cour des comptes, qui n’a pas procédé à un exercice approfondi d’analyse des déterminants, opte, dans son rapport annuel Les finances publiques locales 2024 – Fascicule 2 publié le 2 octobre, pour un raisonnement toutes choses égales par ailleurs, centré sur la seule CNRACL, et fonde son approche, à la différence du rapport des inspections générales, sur la perspective d’un redressement de la caisse exclusivement à la charge des employeurs, au travers de leur cotisation.
Soulignant qu’un déficit de 10 Mds€ en 2030 représenterait 0,3% du PIB et ferait de la CNRACL « la principale cause de déficit de l’ensemble du système de retraite », la Cour en conclut à la nécessité d’engager « dès 2025 » une “hausse des taux de cotisation employeur à effectuer afin d’éteindre le déficit de la CNRACL à l’horizon 2030 (soit dix-huit points environ) ”.
Les inspections générales se sont, elles, livrées à un exercice sensiblement différent, sur un champ dépassant celui de la caisse – ce qui n’est pas le moindre de ses mérites – et énoncent une série de recommandations tenant compte des éventuels effets de transfert ou de neutralisation avec les autres acteurs.
On notera les préconisations suivantes, qui relèvent du court terme :
- l’alignement du calcul de la majoration pour enfants à la CNRACL sur celui du régime général en supprimant la majoration supplémentaire de cinq points pour chaque enfant au-delà du troisième,
- l’instauration d’un remboursement à la CNRACL de la majoration pour enfants par la caisse nationale d’allocations familiales (CNAF),
- l’instauration d’un financement par le fonds de solidarité vieillesse (FSV) des validations de périodes de congés maladie non cotisées dans leur entièreté,
- le financement par le FSV la part des pensions d’invalidité et de retraite résultant de la garantie d’une pension minimale équivalente à la moitié du dernier traitement brut perçu pour les pensionnés dont le taux d’invalidité est au moins égal à 60 %,
- l’individualisation des cotisations par risque (vieillesse et invalidité) sans pour autant scinder les deux risques et l’ajustement du taux des cotisations employeurs invalidité sur la dynamique des dépenses, tout en maintenant le taux de cotisation vieillesse (DSS, au 31 décembre 2024),
- la conduite, sous l’égide du conseil d’orientation des retraites (COR) d’un travail de refonte de la compensation démographique,
- le reprise de la dette de la CNRACL par la caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), ou par l’État, en amont de la constitution d’un déficit “auto-entretenu”,
- afin de dégager une ressource additionnelle pour la CNRACL, la mise en place d’une contribution assise sur la masse salariale contractuelle,
- le renforcement de la gouvernance et du pilotage de la caisse (mise à disposition d’une ressource permanente et nomination de personnalités qualifiées au conseil d’administration).
Les rapporteurs écartent par ailleurs l’hypothèse d’un relèvement des cotisations des agents, considérant ses effets de bord à la fois pour l’attractivité de la fonction publique et pour les agents de l’État qui seraient également affectés sauf à remettre en cause l’unicité de la fonction publique.
À plus long terme, les inspections générales n’excluent pas une extension du périmètre d’affiliation de la caisse mais suggèrent de limiter celle-ci aux agents à temps non complet et non d’y intégrer les agents contractuels compte tenu de difficultés techniques importantes, tant de transfert des droits entre régimes que de calcul des flux de compensation (par exemple sous la forme du versement d’une soulte).
À plus long terme encore, le rapport évoque deux scenarii plus ambitieux encore mais dont la faisabilité et l’acceptabilité apparaissent très incertaines :
- le traitement des retraites de la FPH et FPT de la même manière que les retraites des agents de la fonction publique d’État (FPE), à savoir au moyen d’un compte d’affectation spéciale (CAS) pension pour tous, en contrepartie d’un “contrôle de la masse salariale”,
- l’intégration au régime général, qui soulèverait des enjeux techniques considérables, impliquerait de prévoir un mécanisme de transition et conduirait à de nombreuses modifications de paramètres tantôt favorables, tantôt défavorables au montant de la pension des agents.
Après prise en compte de l’effet des mesures de court terme précitées, le rapport, qui en appelle à “la définition en concertation avec les employeurs une trajectoire de hausse du taux de leur contribution, déduction faite des mesures proposées et retenues” estime à 7,8 Mds€ en 2030 (contre 11,1 en l’état de la situation) le déficit qui subsisterait et à 13,48 points le relèvement du taux de cotisation qui serait à opérer.
Ce niveau, à comparer aux 18 points estimés par la Cour des comptes, resterait considérable et présupposerait une acceptation par le Gouvernement de l’ensemble des mesures préconisées, ce qui apparaît loin d’être acquis, en particulier s’agissant des reprises de dette.
Au vu des ordres de grandeur en jeu, de nombreuses collectivités, en particulier celles du bloc communal, qui présentent par définition un poids important des charges de personnel dans leurs dépenses réelles de fonctionnement, seraient même exposées à un risque d’insolvabilité.
Vers une « asphyxie financière » des collectivités territoriales ?
De la recherche de solutions dites “neutres” par les rapporteurs – à comprendre comme ”qui n’augmentent pas la dette publique” – à la tentation de faire de la résorption du déficit de la CNRACL un levier de contribution des collectivités territoriales au redressement des finances publiques, il n’y a qu’un pas, que la Cour des comptes fait sans la moindre ambiguïté.
En effet, posant comme préambule la nécessité de ne pas aggraver le déficit global des administrations publiques, notamment par des mesures de transfert ou de compensation (à l’image de la compensation sur la branche maladie du régime spécial de la hausse d’un point de la cotisation accordée par le décret n° 2024-49 du 30 janvier 2024), celle-ci écrit, dans le rapport précité : “En soi, un retour à l’équilibre financier de la CNRACL permis par des hausses de taux de cotisation non compensées constituerait une contribution significative des collectivités au redressement des finances publiques”.
La Cour se montre encore plus claire dans son approche lorsqu’elle précise que “cette contribution se manifesterait dès lors que, comme il est probable, la hausse des dépenses de fonctionnement des collectivités liée à l’augmentation des cotisations versées à la CNRACL ne serait pas intégralement compensée par une diminution de leur solde financier”.
Cette approche, qui fait fi de l’iniquité d’un tel redressement au regard de la contribution massive de la caisse à la solidarité nationale depuis les années 1970, confère pour partie aux employeurs territoriaux un rôle de “payeurs en dernier ressort” du solde du système de retraite pris dans sa globalité.
Mais elle pourrait conduire à une tentation encore plus pernicieuse, celle d’une “asphyxie” plus ou moins volontaire des collectivités territoriales, qui conduirait à la résorption du déficit de la CNRACL tout en laissant le soin aux collectivités d’assumer en contrepartie, du fait de son incidence sur leur dépenses de fonctionnement, des décisions extrêmement difficiles d’augmentation de la pression fiscale – pour les collectivités qui disposent encore de ce levier – et/ou de réduction de la présence et de l’offre de service public.
Et il n’est pas interdit d’imaginer que le cynisme d’un tel scénario puisse aller plus loin encore et conduise le cas échéant, face à l’insolvabilité potentielle de certaines collectivités, à l’octroi d’aides financières exceptionnelles aux collectivités concernées, débloquées au cas par cas par l’État, réduisant à néant l’autonomie du monde local.
Des annonces inacceptables de la part du Gouvernement
La publication – opportunément – concomitante de ces deux rapports aura été suivie rapidement d’effets : sans qu’aucune concertation ou échange préalable ne se soit tenu, c’est à la lecture du PLFSS 2025 que l’on apprend les intentions du Gouvernement :
- l’augmentation dès 2025 de 4 points du taux de cotisation des employeurs territoriaux et hospitaliers, dont l’incidence budgétaire doit être majorée d’un point dans la mesure où la compensation précitée de la hausse d’un point de cotisation décidée en 2024 – et obtenue notamment par France urbaine – prendra fin au terme de cette année, le décret l’ayant institué la définissant comme temporaire ;
- l’augmentation de ce taux de 4 points à nouveau en 2026 et 2027.
Ces mesures représenteraient un montant de plus de 1,5 Md€ en 2025, 3 Mds€ en 2026 et au moins 4,5 Mds€ par an à partir de 2027 pour les seuls employeurs territoriaux.
Leur brutalité est telle qu’il ne saurait être exclu qu’elles viennent interférer, du fait des coûts salariaux induits, dans l’arbitrage entre le recours à des agents titulaires et contractuels, venant aggraver l’attrition de la base cotisante de la CNRACL, et même potentiellement dans l’arbitrage entre modes de gestion du service public.
Si le Gouvernement utilise le vecteur du PLFSS pour dévoiler ses intentions, il importe de noter que la mise en œuvre effective de ces mesures n’est aucunement subordonnée à l’adoption du texte par le Parlement : la modification du taux de cotisation relève du pouvoir réglementaire du Gouvernement et donc d’un décret qui pourrait être pris dans tous les cas avant le 31 décembre prochain.
On ne pourra s’empêcher de considérer que la combinaison de ces mesures avec celles envisagées dans le cadre du projet de loi finances (PLF) pour 2025 dessine un scénario d’asphyxie financière et de quasi-réduction à néant de l’autonomie du monde local tel que nous le décrivions.
La nécessité d’une remise à plat
La Coordination des employeurs territoriaux (CET), dont France urbaine est membre, n’a eu de cesse, depuis l’origine des débats sur la situation de la CNRACL, de s’inscrire en faux contre une approche purement paramétrique du dossier, toutes choses égales par ailleurs, et de surcroît centrée sur la seule situation de la caisse.
Elle demandait déjà, dans un communiqué du 27 janvier 2023, “qu’en préalable à toute discussion sur l’équilibre financier de la CNRACL, il puisse y avoir une mise à plat du système de retraites des employeurs territoriaux […]” et notamment que l’ensemble des hypothèses de mesures structurelles, tenant aussi bien aux périmètres des caisses et régimes qu’à une éventuelle intégration des primes dans l’assiette de cotisation – même si les inspections générales soulignent son effet probablement défavorable sur le déficit au-delà de 20 ans – puissent être au moins examinées, sans préjuger de leur analyse.
Dans son courrier de réponse au projet de rapport de la Cour des comptes, France urbaine rappelait : “[…] la situation financière de la CNRACL ne saurait s’appréhender toutes choses égales par ailleurs, et selon une approche exclusivement paramétrique, c’est-à-dire sans interroger, dans le cadre d’une approche globale, ni le périmètre de la caisse, ni son modèle financier. Or tel est précisément l’objet de la mission précitée [NDLR : la mission des inspections générales, dont le rapport n’avait pas encore été rendu public à l’époque] et il est à espérer que la publication de ses conclusions ouvrira la perspective d’un travail d’examen conjoint avec le Gouvernement de l’ensemble des scénarii possibles à cet égard “.
C’est aussi le sens d’un amendement au PLFSS 2025 que France urbaine a tenu à proposer à nos députés, conjointement avec l’Association des maires de France et présidents d’intercommunalités (AMF), la Fédération hospitalière de France (FHF), France urbaine et Intercommunalités de France. Bien que le texte en lui-même ne soit pas, comme indiqué, le véhicule normatif de la mesure, il opère de nombreuses références à la hausse de la cotisation à la CNRACL, offrant l’opportunité d’interpeller directement le Gouvernement sur la nécessité de cette remise à plat dans le cadre d’un dialogue qui a fait totalement défaut…
Un tel dialogue et une telle remise à plat constituent, en tout cas, la condition d’un effort partagé, transparent et équitable, au service de la sauvegarde du régime de retraites des agents territoriaux, et doivent être au cœur des exigences des employeurs territoriaux vis-à-vis du Gouvernement.