RESPONSABILITÉ FINANCIÈRE DES GESTIONNAIRES PUBLICS ET PROTECTION FONCTIONNELLE : DE L’URGENCE DE LÉGIFÉRER
La mise en œuvre, depuis deux ans, du nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics permet à présent de commencer à prendre la mesure des motifs de mise en cause et des sanctions prononcées. Alors que, sur le fond, les poursuites engagées et la sévérité de certaines décisions rendues suscitent un profond émoi chez les praticiens publics, l’impossibilité, en l’état du droit, d’octroyer la protection fonctionnelle aux agents concernés vient renforcer un climat anxiogène. Un climat qui, si aucune inflexion n’est apportée, pourrait inhiber profondément l’action publique et nuire à l’engagement de celles et ceux qui la servent…

Un nouveau régime unifié, dont la dimension répressive ne fait pas débat
Le régime dit de « responsabilité financière des gestionnaires publics » est entré en vigueur en 2023. Celui-ci peut conduire à l’engagement de la responsabilité des acteurs de la chaîne financière, devant la chambre du contentieux de la Cour des comptes, dans le cadre d’un régime désormais unifié entre ordonnateur et comptable public, en lieu et place du double-régime auparavant en vigueur, à savoir :
- d’une part, celui de « responsabilité personnelle et pécuniaire » qui régissait le rôle du comptable public et avait une finalité réparatrice consistant en la possible « mise en débet » du comptable ;
- d’autre part, un régime distinct, à vocation répressive, concernant les ordonnateurs, justiciables devant une juridiction dédiée, la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), et sanctionnables au moyen d’amendes pouvant atteindre 12 mois de rémunération de la personne poursuivie.
Désormais, les acteurs de la chaîne de responsabilité – qu’il soient comptables publics ou ordonnateurs – peuvent être ainsi poursuivis personnellement pour des faits de gestion qualifiés de fautes graves et causant un « préjudice significatif » à la personne publique ou pour des infractions indépendantes de tout préjudice financier (défaut de production des comptes, engagement d’une dépense sans respecter les règles de contrôle budgétaire, engagement irrégulier d’une dépense, gestion de fait, octroi d’un avantage injustifié, inexécution d’une décision de justice ou d’une condamnation à une astreinte, inexécution d’une décision de justice, défaut de paiement d’une somme ou encore échec à mandatement d’office) selon un seul et même régime, à finalité répressive :
- Les poursuites interviennent devant une seule et même entité : la chambre du contentieux de la Cour des comptes ;
- À la clé, les sanctions prononcées dans le cadre de cette procédure – indépendamment de tout volet pénal éventuel, par ailleurs – consistent en des amendes pouvant atteindre jusqu’à 6 mois de rémunération.
Un climat anxiogène renforcé par un récent arrêt du Conseil d’État
Malgré une antériorité encore limitée, les premières décisions rendues par la chambre du contentieux de la Cour des comptes suscitent aujourd’hui des inquiétudes. Elles nourrissent le sentiment d’une quasi-automaticité des poursuites, indépendamment des circonstances de fait, selon une approche pour le moins étendue de la caractérisation de la « faute grave causant un préjudice significatif ».
Emblématique de cette évolution, sans que, à ce jour, ces cas d’espèce aient donné lieu à un jugement :l’engagement de poursuites contre des agents de collectivité au motif que les seuls retards de paiement de tiersauraient causé un préjudice significatif qui serait constitué par la simple computation des intérêts moratoires acquittés par la collectivité sur les précédents exercices.
Le climat anxiogène alimenté aussi bien par la jurisprudence récente que par les circonstances de poursuites engagées a conduit Hélène Guillet, présidente du Syndicat national des directeurs généraux de collectivités territoriales (SNDGCT) à prendre la plume le 17 mars dernier pour alerter directement le Premier ministre sur la situation et la nécessité d’y apporter des inflexions.
Au-delà du fond des dossiers ouverts ou jugés, c’est un arrêt récent du Conseil d’État (CE, 29 janvier 2025, n° 497840) qui a fait redoubler d’inquiétude les acteurs publics : saisis d’une requête dirigée contre une note de la Secrétaire générale du Gouvernement, les juges du Palais-Royal ont suivi la position soutenue dans cette note et écarté la possibilité pour l’administration ou la collectivité de l’agent mis en cause au titre de sa responsabilité financière de lui accorder la protection fonctionnelle dans la mesure où la procédure engagée à ce titre n’est ni pénale, ni civile. Une position que ne partageait toutefois par le rapporteur public dans ce dossier.
En effet, dans ses conclusions, celui-ci soutenait que, même en l’absence de fondement textuel, « il résulte du principe général de la protection fonctionnelle que lorsqu’un agent public est poursuivi devant la chambre du contentieux de la Cour des comptes, il incombe à la collectivité publique dont il dépend de lui accorder sa protection, sauf s’il a commis une faute personnelle, l’administration appréciant cette dernière condition compte tenu notamment de la nature et de la gravité des faits reprochés et des conditions dans lesquelles ils ont été commis, sans que cette protection puisse en tout état de cause donner lieu à la prise en charge des amendes éventuellement prononcées à son encontre. »
Concrètement, cet arrêt prive les collectivités de toute possibilité d’octroyer aux agents mis en cause la protection fonctionnelle et, partant, notamment, de prendre en charge financièrement leur défense et les frais d’avocats.
Mais ses implications pratiques vont au-delà : en effet, alors que se pose légitimement la question pour les collectivités de souscrire des polices d’assurance de groupe – telles qu’elles leur sont proposées aujourd’hui – au bénéfice de leurs agents, pour assurer la couverture de leur prise en charge, c’est le principe-même de financer toute forme de protection, qu’elle soit fonctionnelle ou assurantielle, qui apparaît dépourvu de fondement juridique.
En lieu et place, le Conseil d’État reconnaît uniquement qu’ « il est toujours loisible à l’administration » d’apporter à l’agent « un soutien, notamment par un appui juridique, technique ou humain dans la préparation de sa défense. »
À force d’exposition de ses serviteurs, le risque d’une transfiguration de l’action publique
Dans une interview accordée au journal Le Monde et publiée le 27 septembre dernier, Louis Gautier, procureur général près la Cour des comptes, interrogé sur l’esprit de la réforme de 2023, la présentait en des termes aussi didactiques qu’éclairants : indiquant que « du côté des citoyens, il y a une attente très forte, une inquiétude aussi, concernant la lutte contre la corruption et la fraude », il soulignait que « du côté des gestionnaires publics et en particulier des élus, il y a la crainte d’une surexposition de leur responsabilité » et qu’il incombe au parquet général de « rapprocher ces deux ressentis pour amener à une situation qui soit plus apaisée, pour les uns, parce qu’il y a la certitude qu’un gendarme est au bord de la route et, pour les autres, parce que ce gendarme sanctionne les infractions, mais n’interdit pas la circulation libre. »
Si l’on ne peut que souscrire à une telle approche des ambitions de la réforme, on ne peut que redouter aujourd’hui, en pratique, les conséquences sur l’engagement des serviteurs de l’action publique d’un environnement anxiogène induit tant par les décisions de fond effectivement rendues par le juge financier que par l’absence d’octroi de la protection fonctionnelle.
La manifestation concrète de ces risques pourrait être de deux ordres : d’une part, par la perte d’attractivité de postes induisant de fait une exposition exacerbée à des responsabilités pouvant affecter personnellement ceux qui doivent les assumer ; d’autre part, par les conditions d’exercice de ces mêmes responsabilités et la tentation du refuge dans des postures prudentielles très éloignées de l’idée que chacune et chacun peut se faire de l’éthique d’action et de responsabilité de l’agent public.
Au quotidien, c’est le risque d’une transformation profonde du rapport hiérarchique, mais aussi de la relation entre les services et les élus, qui pourrait déboucher sur un usage disproportionné de l’écrit « de couverture », au détriment de la confiance la plus élémentaire qui est au cœur de la culture d’organisations humaines placées au service d’une action publique efficace et agile pour laquelle sont engagés au quotidien des milliers de femmes et d’hommes.
Une circulaire gouvernementale insuffisante et inadaptée
De ce risque il est précisément question dans une circulaire du Premier ministre du 17 avril dernier, qui pointe la nécessité « d’éviter tout effet inhibiteur de l’action publique », en réponse aux inquiétudes qui se font jour, à la fois sur les effets de la réforme et ceux de l’arrêt du Conseil d’État du 29 janvier dernier.
Mais cette circulaire, dont il ne saurait être attendu davantage qu’une tentative de déclinaison opérationnelle au sein des administrations de l’affirmation du Conseil d’État selon laquelle « il est toujours loisible » d’apporter à l’agent « un soutien, notamment par un appui juridique, technique ou humain dans la préparation de sa défense », apparaît non seulement insuffisante mais aussi inadaptée.
Sa déclinaison aux collectivités – à supposer que sa rédaction ait été envisagée dans cette perspective – sera confrontée à deux obstacles dirimants.
Le premier est celui de l’impossibilité matérielle de dégager des moyens internes aux organisations propres à apporter un soutien de la qualité de celui d’un avocat à la fois du point de vue de la capacité à assurer la défense sur le fond mais aussi à maîtriser les arcanes d’une telle procédure. Si cette difficulté relève de l’évidence au sein de petites collectivités, elle n’en concerne pas moins les plus grandes car, sauf à ignorer la réalité de ce que représente la défense d’un mis en cause dans une quelconque procédure juridictionnelle, aucune organisation ne peut prétendre disposer en son sein des compétences nécessaires.
Le deuxième est déontologique. Comment peut-on envisager un dispositif d’ « agent référent » chargé d’un tel soutien qui ne serait pas rapidement confronté à deux difficultés : celle, tout d’abord, d’être appelé à apporter un soutien à celui ou celle dont il est placé sous l’autorité – dans le cas le plus manifeste d’un directeur général des services qui serait mis en cause ; celle, ensuite, de venir en soutien de différents acteurs de la chaîne de responsabilité concomitamment inquiétés au sein d’une même organisation et dont les positions – et donc les lignes de défense – dans le dossier pourraient diverger voire être antagonistes ?
Le caractère peu opérant de cette recommandation aura au moins un mérite. En effet, c’est en allant au terme de la traduction concrète des implications de l’arrêt du Conseil d’État que s’impose un constat : aucune solution viable ne se dégage à droit constant et la démonstration est faite de la nécessité d’une évolution du cadre législatif en matière de protection fonctionnelle.
Indispensable évolution législative
France urbaine a acquis la conviction, dans ses échanges avec ses partenaires, qu’il s’agisse des organisations professionnelles ou des autres associations d’élus, qu’une action résolue sur deux volets et selon deux temporalités est nécessaire :
- Premièrement, la question de l’octroi de la protection fonctionnelle qui appelle une évolution législative urgente et à très court terme. On rappellera ici qu’il ne s’agit pas d’introduire une quelconque largesse au bénéfice d’auteurs de faits de détournements de fonds publics ou coupable d’enrichissement mais de rappeler que l’octroi d’une telle protection dépendrait de l’appréciation par l’autorité territoriale des faits poursuivis et du caractère personnel ou non de la faute reprochée. Et cet octroi demeurerait, bien sûr, révocable et ne priverait aucunement la collectivité de toute action récursoire, au nom de l’intérêt public.
- Deuxièmement, le débat de fond sur des ajustements à apporter aux conditions de mise en œuvre de ce régime de responsabilité, en capitalisant sur les premiers constats du rapport Sécuriser l’action des autorités publiques dans le respect de la légalité et des principes du droit, dit « rapport Vigouroux », remis le 13 mars dernier au Gouvernement, bien que l’antériorité de regard sur la réforme de 2023 reste limitée, comme le souligne ce rapport.
Ce dernier fait n’empêche pas, pour autant, les auteurs du rapport de préconiser une évolution légistique des dispositions encadrant l’octroi de la protection fonctionnelle aux agents, pour l’étendre à la procédure prévue au titre de la responsabilité des gestionnaires publics.
Il est urgent à présent de trouver le véhicule d’une telle évolution.
Alors qu’une première tentative, à l’occasion de l’examen à l’Assemblée nationale du projet de loi de simplification de la vie économique, s’est heurtée à l’irrecevabilité financière de l’amendement correspondant et, plus fondamentalement – le Gouvernement ayant la capacité de lever cette irrecevabilité en venant en soutien de l’amendement – au fait qu’il pouvait assez légitimement être regardé comme un « cavalier ».
Comme France urbaine l’a suggéré au Gouvernement, la proposition de loi relative à la protection des agents publics, déposée le 3 décembre dernier à l’Assemblée nationale par la député Violette Spillebout (Renaissance – Nord), pourrait constituer un vecteur adapté. Ce d’autant plus que ce texte représente une double opportunité puisque le Gouvernement, par la voix du ministre de l’Action publique, de la Fonction publique et de la Simplification, Laurent Marcangeli, déclarait récemment vouloir en faire le véhicule de son plan d’action contre les violences envers les agents (notamment par l’automatisation de l’octroi de la protection fonctionnelle en cas d’agression et la possibilité pour la collectivité de déposer plainte).
France urbaine, pleinement mobilisée sur ce dossier, appelle désormais le Gouvernement, et plus largement le législateur, à se saisir de cette évolution indispensable en mettant ce texte à l’ordre du jour des travaux parlementaires.
Il en va de notre capacité collective à garantir un cadre sécurisé pour l’action publique et celles et ceux qui la servent, sans rien renier des principes de notre droit.