DÉCORRÉLATION DE LA VALEUR DU POINT D’INDICE : UNE FAUSSE PISTE POUR LA TERRITORIALE
Les rapports issus des missions Ravignon et Woerth, publiés successivement les 29 et 30 mai derniers, consacrent chacun des développements à la Fonction publique territoriale. Tous deux préconisent que le versant territorial puisse fixer de manière autonome la valeur du point d’indice et que celle-ci puisse donc évoluer de manière différenciée. Serpent de mer du débat public, une telle évolution emporterait d’importants inconvénients, sans compter qu’elle apparaît difficilement viable en réalité. Les constats posés par les deux rapports invitent davantage à revendiquer un dialogue social national inter-versants plus équilibré, dans le cadre d’une méthode rénovée de négociation salariale dans la fonction publique.
Un “serpent de mer ”
La perspective d’une détermination autonome de la valeur du point d’indice dans la Fonction publique territoriale (FPT) n’est pas nouvelle : elle avait émergé à la faveur des discussions entourant notamment le “dégel” de la valeur du point en 2022, avec la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques de l’époque, Amélie de Montchalin, sans pour autant être posée de façon aussi explicite dans le débat public.
Cette hypothèse a fait régulièrement son retour, en particulier à l’occasion des mesures indiciaires ayant donné lieu à une concertation jugée très insuffisante des employeurs territoriaux, notamment en 2023.
Elle est cependant désormais posée de manière extrêmement claire par le rapport de la mission Ravignon qui en appelle à “déconnecter la gestion du point de la FPT” pour “mieux prendre en compte les spécificités des collectivités territoriales” et suggère que “l’application automatique des mesures de revalorisation indiciaire de la FPE et FPH aux employeurs de la FPT [puisse] être écartée au profit d’une liberté conventionnelle des employeurs territoriaux” à l’échelle du versant et celui de la mission Woerth qui préconise de ”redonner la main aux employeurs territoriaux en structurant une “branche” fonction publique territoriale, qui aurait notamment la responsabilité de l’évolution du point d’indice.”
Une remise en cause contre-productive de l’unité de la fonction publique
Cette évolution constituerait une remise en cause de l’unicité de la fonction publique. Or celle-ci demeure la meilleure garantie d’une mobilité fluide entre versants, qui reste encore à conforter à ce jour mais apparaît essentielle à la capacité à mobiliser et fidéliser les compétences nécessaires au service public.
Il est à noter à cet égard que le rapport Ravignon n’ignore absolument pas cette implication mais opère un renversement des termes du débat pour la relativiser en considérant que “la différenciation de la valeur du point entre versant de la fonction publique n’est pas de nature à affecter la mobilité des agents publics entre fonctions publiques dans la mesure où celle-ci est, de fait, déjà très limitée”, rappelant que “les mobilités entre versants, entre 2021 et 2022, ont concerné 26 800 agents soit 0,5 % des effectifs de la fonction publique.”
Cette approche, qui revient à acter une certaine fatalité, constitue un retour – manifestement assumé – sur les objectifs du Gouvernement, qui présidaient notamment à la loi de transformation de la fonction publique en 2019, dont la Cour des comptes a récemment rappelé les freins persistant à l’atteinte, mais aussi sur les ambitions affichées par le ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Stanislas Guerini.
Plus fondamentalement, la remise en cause du principe d’unité présenterait le risque de tendre vers une fonction publique et un cadre statutaire “à plusieurs vitesses” qui, au-delà des enjeux d’équité, viendraient encore réduire la lisibilité du cadre statutaire et du système de rémunération, au détriment de l’ensemble des acteurs.
Et, en faisant porter une logique de différenciation sur le socle indiciaire de la rémunération des agents, les deux rapports omettent une réalité : le fait que le régime indemnitaire – au travers du régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (RIFSEEP) – constitue déjà le vecteur de la différenciation et de l’exercice par les employeurs de leurs responsabilités – dont ces derniers se saisissent largement – et auquel le gel prolongé du point d’indice a précisément conféré un rôle exacerbé, parfois au-delà de sa finalité intrinsèque. Étendre la différenciation à la valeur du point d’indice acterait la disparition de toute référence de droit commun dans la constitution de la rémunération des agents publics.
Une viabilité très incertaine à l’épreuve des réalités
Si le rapport Woerth présente avant tout la décorrélation de la valeur du point comme l’exercice d’une liberté et d’une responsabilité nouvelles par des employeurs territoriaux, dont la représentation serait plus institutionnalisée au travers d’une Coordination des employeurs territoriaux (CET) qui deviendrait une structure juridique selon une logique “d’union fédérative”, le rapport Ravignon adopte un point d’entrée sensiblement différent.
Au-delà de ce qu’il présente comme une mesure de simplification – ce qui peut être discutable compte tenu de ses effets en termes de lisibilité – il introduit cette préconisation au travers d’un axe intitulé “Le coût de la gestion des ressources humaines des collectivités territoriales rend indispensable l’engagement d’un exercice spécifique de simplification.” Il adopte, ce faisant, une approche avant tout budgétaire des enjeux salariaux, au terme de ce qui se veut une démonstration d’une dynamique de dépenses de ressources humaines dans la FPT supérieure à celle des autres versants.
Cependant, il est permis de douter que le mécanisme de détermination de la valeur du point proposée par le rapport Ravignon soit viable dans les faits.
En effet, si une logique de modération de la revalorisation du point doit présider à la négociation de sa valeur propre dans le versant territorial, quel intérêt les organisations syndicales de la Fonction publique territoriale (FPT) percevront à participer à une négociation dont les termes leur apparaîtront – à juste titre – défavorables et d’autant plus que le rapport suggère que “en l’absence d’accord des associations d’élus, l’État [soit] chargé de déterminer la valeur du point d’indice de la fonction publique territoriale” ?
Au regard des deux objectifs qui lui sont assignés par les deux rapports, cette proposition pourrait donc se révéler même contreproductive : d’une part, en ce que rien ne permet – au contraire – d’y voir un gage de modération de la dépense au regard du schéma actuel ; d’autre part, en aboutissant, en cas d’échec de la négociation, à une fixation à la main d’État, dans des conditions de calendrier, de prévisibilité budgétaire et d’association à la décision potentiellement encore plus défavorables que dans la situation actuelle.
Pour un dialogue social inter-versants plus équilibré
Dans ces conditions, peut-être y a-t-il lieu de voir dans la décorrélation une mauvaise réponse à une bonne question : celle de la façon de mieux équilibrer le système de décision et de négociation collective en matière salariale dans la fonction publique, entre ses trois versants.
En ce sens, il convient de percevoir favorablement une autre préconisation du rapport Woerth, qui peut être détachable de la décorrélation : celle consistant à renforcer la CET en lui donnant un statut juridique et une fonction d’union fédérative qu’elle n’a pas aujourd’hui. Il s’agit là d’une étape essentielle pour donner aux employeurs territoriaux la représentativité et le poids politique nécessaires, tant à l’échelle du versant qu’au niveau inter-versants.
L’accord collectif national sur la protection sociale complémentaire, conclu le 11 juillet 2023, en a souligné le besoin et il ne saurait être opéré de mauvaise lecture de cette signature historique : elle n’est pas un argument pour l’autonomisation du versant mais la démonstration que l’État confond encore trop souvent son rôle normatif en matière statutaire pour l’ensemble des versants et celui d’employeur pour son propre versant.
À ce titre, en matière de rémunérations, les employeurs territoriaux sont encore en droit d’exiger et d’espérer un véritable mécanisme inter-versants de négociation salariale annuelle.
Le ministre Stanislas Guerini s’y est engagé et les travaux sont en cours en ce sens avec la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP).
Ils ”achoppent” sur un point qui ne tient pas à la négociation elle-même mais à la garantie que le résultat de celle-ci donnera lieu à une articulation avec le calendrier de l’élaboration du Projet de loi de finances (PLF) et à une prise en compte de son incidence sur l’équilibre général entres les ressources des collectivités et leurs charges.
Tel est peut-être là l’enjeu essentiel sur lequel les deux rapports demeurent silencieux : la capacité des employeurs à mobiliser les compétences nécessaires au service public au quotidien nécessite des ressources financières dont nulle incantation à modérer la dépense ou nul mécanisme de décorrélation ne peut faire abstraction.